vendredi 26 octobre 2007

STRANGE FRUIT, un document historique

Un fruit étrange est accroché aux arbres du Sud des Etats-Unis,
Du sang se répand des feuilles jusqu'aux racines,
La brise du Sud fait balancer le corps d'un homme noir,
Étrange fruit suspendu aux branches des peupliers
(adaptation du premier couplet de Strange Fruit de Lewis Allen, 1939)


Doit-on croire Barney Josephson, le propriétaire du Café Society, lorsqu'il affirme, en 1983, que Billie Holiday ne comprit pas un mot de la chanson Strange Fruit quand il lui suggéra de l'interpréter dans son club au début de l'année 1939*? Le lieu est l'un des rares où Noirs et Blancs se côtoient pour apprécier ensemble le bluesman protestataire Josh White, le saxophoniste Lester Young ou le chanteur Paul Robeson (qui va constituer peu après un comité de lutte contre le lynchage). Billie Holiday est l'une des attractions phares de cet endroit fréquenté par les gauchistes New Yorkais. Aux yeux de ce public, la chanteuse vient d'acquérir ses lettres de noblesses en annulant une tournée avec l'orchestre Blanc d'Artie Shaw (fait déjà notoire pour l'époque) en raison du racisme des Etats du Sud. On l'empêche de loger dans les hôtels des villes où elle doit chanter, et on lui interdit même parfois d'entrer dans les clubs où elle est censée se produire. Le fait est si répandu que Billie Holiday s'en retourne à New York sans que ces incidents n'aient soulevés la moindre polémique.

Abel Meeropol, alias Lewis Allen, sait-il les humiliations que vient de subir l'artiste quand il débarque au Café Society pour demander à Josephson que Billie chante sa chanson? Rien n'est moins sûr tant les médias ne relaient pas ce genre d'information. Billie Holiday est alors l'une des chanteuses de jazz en vogue. Lester Young l'a déjà surnommée Lady Day et elle lui a rendu la politesse, attribuant à son amant celui de Prez (pour Président). Toutefois, Billie n'est pas encore la légende que Strange Fruit va contribuer à élaborer. Depuis 6 ans, elle chante pour la compagnie de disques Columbia. Le répertoire est assez fleur bleue, What a little moonlight can do?, A Fine Romance, Say it with a kiss, These foolish things, et les pages les plus sombres s'intitulent Summertime, Billie's blues ou My Man, une adaptation de la chanson créée par Mistinguett, ce qui rendra cette dernière folle de rage quand on lui interdira de l'interpréter aux USA pour la bonne raison que son éditeur en avait vendu les droits aux Américains. Billie Holiday chante donc des chansons sans l'envergure ni le timbre que l'alcool, le tabac et la drogue viendront sculpter au point de le rendre unique.

Pour faire plaisir à Josephson, Billie va, en cette soirée de Janvier 1939, interpréter pour la première fois l'histoire de ses frères noirs qui, dans le Sud, continuent d'être lynchés par les Kriminels Kagoulés du Klan. Peut-elle vraiment ne pas saisir le sens des mots? Est-ce envisageable qu'elle ne perçoive rien du lourd silence qui plombe l'ambiance d'ordinaire survoltée du Café Society après sa prestation? Cette légende tenace est peu probable, tout comme les mémoires de Lady Day qui affirmera sans vergogne avoir écrit la chanson lorsqu'il faudra qu'elle réinvente sa vie. On pardonne tout à quelqu'un qui a porté son art si haut tout en dégringolant si bas. Aujourd'hui, Billie Holiday est statufiée parmi les légendes du XXème siècle. Sa vie véritable a été décortiquée par d'innombrables biographes. Et Strange Fruit est de ces chansons comme il en existe peu. Les mentors de la firme Columbia se lamentent depuis 70 ans du manque de courage de leurs prédécesseurs qui refusèrent d'enregistrer ce titre et laissèrent au petit label Commodore le soin de graver ce document historique. L'immense producteur de jazz Norman Granz ne commettra pas pareille bévue et le label Verve peut encore rééditer les différentes versions que Billie Holiday a réenregistrées par la suite. Il ne fait aucun doute que lors des sessions réalisées, l'artiste devenue plus fébrile, plus écorchée, maîtrise parfaitement ce texte dont elle saisit chaque nuance.

Parmi les innombrables artistes qui reprirent cette hymne antiraciste à leur répertoire, peu nombreux parvinrent à lui donner une nouvelle dimension. Eartha Kitt et Nina Simone, deux divinités sur lesquelles il faudra revenir bientôt, ont tatoué cette oeuvre avec leur âme. Tout récemment, le groupe français AaRon a réussi l'exploit de divulguer ce titre poignant auprès d'un public majoritairement blanc, branchouille et francophone. A vous d'apprécier.
* cité dans Strange Fruit de David Margolick, éditions 10-18, 2001








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