samedi 19 avril 2008

Cardinaux en costume et canards sauvages



"Vocalises hystériques, petit rot, débit précipité, mimiques, pour faire genre (...) douée, mais emmerdeuse. Tête à claques. (...) démonstration d'autosatisfaction vocale crispante. (...)bravache, et tellement dépassée par son entreprise ! Cantonnée à ses considérations sur la météo marine, ses onomatopées, ses galipettes verbales (« Oh mon thé ! Mon thé ! Monté aux cieux »)."

Mais qui diantre provoque ainsi l'ire de Véronique Mortaigne, l'indéboulonnable critique musicale du quotidien Le Monde dans son article du 12 avril 2008?

La jeune artiste Camille, car c'est bien d'elle qu'il s'agit, avait déchaîné comme un seul homme l'enthousiasme des médias en 2005 lorsque parut Le Fil, deuxième album de cette fille prodige. Véronique Mortaigne n'écrivait-elle pas en février de cette année-là, à l'instar de ses confrères et consoeurs : "Camille est d'une singularité qui rappelle le duo Higelin-Fontaine, période "Comme à la radio", moins la fibre politique. Puisque Camille est une amoureuse, énergique, inventive, gamine et folâtre." Précisons que, depuis, la chanteuse a obtenu un disque de platine pour 400.000 exemplaires vendus de cet album-phénomène, un Prix Constantin et deux Victoires de la Musique. Forcément, ça énerve. Et selon le fameux adage "brûlons ce que l'on a adoré", les critiques s'emboîtent aujourd'hui telles des poupées russes : "à tant vouloir inventer, Camille en oublie souvent l'essentiel : la mélodie, simple et directe, qui porte l'émotion. (...) dissimulée derrière la performance" selon Télérama du 12 avril 2008.

Est-ce l'effondrement du marché du disque qui panique tant ces plumes respectables? Est-ce la crise que traverse la presse qui obstrue incompréhensiblement leurs oreilles aguerries? Ou bien l'arrivée tardive du printemps? L'abus d'écoutes intensives sur les myspace du monde?

Camille a livré à la chanson de France pas moins de deux chef-d'oeuvres avec Le Fil et Music Hole, réitérant coup sur coup le prodige Gainsbourien de L'histoire de Melody Nelson et de L'homme à tête de chou ou celui de Bashung avec Fantaisie Militaire et L'imprudence. Dans vingt ans, lorsque nous ne saurons plus rien du nom des journalistes musicaux d'aujourd'hui, d'autres étudieront la création musicale française des années 2000 et seront fascinés par l'incroyable créativité d'une Camille. Ils poufferont probablement de lire ici où là les archives de l'époque qui égratignent Camille et encensent, à quelques jours d'intervalles, le nouvel album de Francis Cabrel dont on ne peut passer sous silence les quelques dithyrambes suivantes :


"Multi-intrumentiste, Michel Françoise a réalisé "Des roses et des orties" avec Cabrel, en respectant les arcanes du genre, guitares, batterie. C'est une manière classique de faire passer ses idées. Celles du chanteur aux yeux bleus ont pris du mordant. La misère des migrants ( Les Cardinaux en costume, refrain en espagnol, sur le ton de la corrida), la description d'une humanité hésitante, masse d'individus de bonne volonté confrontés à un monde dirigé par des stratèges ( Le Chêne-liège, Des hommes pareils, Des roses et des orties), la folie ( Le Cygne blanc) : comment s'insérer, comment appartenir à l'humanité politique quand on est chanteur de charme ?" (V. Mortaigne dans Le Monde du 4 avril 2008)


"ce onzième opus a été écrit et enregistré dans une grange aux poutres centenaires, qui servait autrefois à stocker des céréales séchées. Les arrangements acoustiques ont rarement été aussi épurés. Tout semble pesé au gramme près. Les textes ont la même finesse. Pas un mot de trop. Les roses pour les sentiments et la fraternité, les orties pour les critiques sociales. Un peu comme il l'avait fait sur "Saïd et Mohamed", le petit-fils d'immigrés italiens dénonce le racisme ordinaire puis l'immigration choisie dans les blues rocks "Des hommes pareils" et "African Tour". Il épingle les comportements trop clinquants à son goût de certains politiques sur "Les cardinaux en costume". Après s'être "Assis sur le rebord du monde" il y a quelques années, il s'adosse contre "Le chêne liège" pour méditer sur les religions. Il parle d'une femme en perdition ("Le cygne blanc") avant de célébrer l'adoption ("Mademoiselle l'aventure")." (AP dans Le Nouvel Obs du 3 avril 2008)

"A sa table, devant un cerisier, il a joué de la guitare, décortiqué la presse, puis écrit comme il le faisait quand il habitait à la Défense, période "Répondez-moi". Par respect pour son père, ouvrier d’origine italienne, il a travaillé à l’heure où les musiciens se couchent (7 h 30-11 h 30), puis enregistré sous l’œil de Michel Françoise (...) Avec la Robe et l’Echelle, il démarre sur une ode aux premiers émois. Et se termine ainsi en douceur, après s’être insurgé contre la précarité, le chômage et «tout ce qui porte, en gros, un costume»." (L. Perrin dans Libération du 31 mars 2008)

Avec tout le respect que l'on doit à Monsieur Cabrel, riche d'une carrière menée avec un talent digne d'un dirigeant d'entreprise familiale sous la III° République, les engouements unanimes qui saluent son nouvel opus paraissent exagérées. Que salue-t-on des chansons ou du personnage? Tout comme Camille se voit écornée par sa forte personnalité, Cabrel est porté aux nues pour sa simplicité (Ah, on imagine sans peine la table devant le cerisier et les poutres centenaires de la grange!!!). Mais attend-on d'un artiste qu'il ressemble à Mr Tout-le-monde? Attend-on d'un auteur qu'il aligne des poncifs sur les sans papiers, sans abris, sans enfants, qui ne changeront rien à rien? Que dirait-on si ces chansons avaient été signées par Francis Lalanne ou Michel Sardou? Le titre de l'album de Cabrel, rien que le titre, "Des roses et des orties", n'évoque-t-il pas davantage le journal intime d'une adolescente indépucelable sous la Restauration qu'un brûlot vindicatif et engagé dont l'encre serait puisée aux veines d'Eugène Pottier?


Il est certes difficile d'écouter un disque sans prendre en compte ce que l'on sait de l'artiste qui lui a donné vie. Tout comme il est risqué de s'opposer aux goûts du public (+ de 120.000 albums de Cabrel vendus en première semaine contre près de 17.500 pour Camille (source : snep)). Les journalistes étant logiquement à l'abri de ces présomptions, gageons que, leurs esprits retrouvés, ils préféreront d'ici peu les Canards Sauvages de Camille aux Cardinaux en Costume de Cabrel...?