lundi 14 juillet 2008

LOEB SESSIONS

Ici, c'est la voix de Denise Colomb. Elle parle, tout du moins, elle évoque Colette Thomas lisant des pages d'Antonin Artaud. Des mots venus d'ailleurs, d'avant, de quand elles étaient vivantes. La voix de Denise se faufile, sur le titre "It must be a sign" au coeur d'un album somptueux signé Christophe, ce Cyril Scott de la variété française.
Là, c'est la gouaille de Caroline Loeb, rescapée des sommets du Top 50, ce classement qui érigea ses icônes pour mieux les viser en doublé PULL/MARK, petits 45 tours convertis en plateaux de tir sportif. Au travers de Caroline, ce sont les voix de Mae West, Arletty, Marlène Dietrich ou Tallulah Bankhead qui jaillissent en hommages parfaits et mots d'esprit tordants. Le spectacle dans lequel on l'attendait depuis longtemps s'appelle "Mistinguett, Madonna et moi". Chaque soir, il fait salle comble au festival d'Avignon.


Est-ce incongru de relier ces deux timbres? Celui, posé, tout à la fois rural et aristocratique, d'une Denise Colomb émue par ses souvenirs, et l'autre, tonique et sonore, fleurant la gouaille et le bitume, d'une Caroline Loeb envoûtée par les paréidolies qu'elle provoque chez le spectateur? Pas vraiment. Caroline Loeb n'est autre que la petite-nièce de Denise Colomb. Le clin d'oeil est amusant. Au moment où l'une effectue son retour sur scène en tant que chanteuse, l'autre amorce (certes post-mortem et involontairement) une aventure musicale. Toutes deux rappellent à notre souvenir le passage sur terre de quelques personnages exceptionnels.







DENISE COLOMB

L'amour d'Antonin Artaud enfiévra-t-il le cerveau de Colette Thomas jusqu'à la folie? L'état psycholigique de celle qui publia "Le testament de la fille morte" (Gallimard, 1954) n'était pas des plus valeureux, avant même 1946, date de sa rencontre avec le concepteur du "théâtre de la cruauté". L'écrivain fascina la jeune comédienne. Denise Loeb dite Denise Colomb fut l'un des témoins de leur relation : "Quand elle lisait Artaud, alors ça c'était sublime! ".


Le visage supplicié d'Artaud nous est aujourd'hui familier. Nous le devons en grande partie au travail photographique de Denise Colomb, femme qui traversa le XX° siècle sans omettre d'en croiser les génies. Ses grands-parents paternels, de petits horlogers de Strasbourg, lui donnèrent un père Français. Côté maternel, la guerre de 1870 amputant momentanément de l'hexagone et l'Alsace et la Lorraine, fit facétieusement naître Allemande une mère pourtant originaire de Bisheim. Le jeune couple partit s'installer à Paris où naquirent les jumeaux Pierre et Edouard en 1897. Denise attendit sagement que le siècle soit amorcé pour voir le jour, en avril 1902. La passion dévorante de Pierre pour l'art moderne allait bouleverser le destin de cette fratrie. Pour sûr, il y eût bien des velléités artistiques dans cette famille. Le père avait abandonné sa vocation de comédien au profit d'un commerce de dentelles - sacrifice récompensé par la boutique florissante dont le succès fit des envieux. Son frère Jules Loeb suivit sa passion qui le conduisit à devenir premier violoncelle de l'Opéra de Paris. Il s'enorgueillissait d'avoir compté Pablo Casals parmi ses élèves du Conservatoire. C'est d'ailleurs la voie première que décida de suivre sa nièce, Denise Loeb. Fut-elle une violoncelliste douée?


En 1924, Pierre Loeb ouvrit la Galerie Pierre, inaugurée par une exposition de Pascin. L'année suivante, Miró et la peinture surréaliste furent à l'honneur. Pendant dix ans, Denise va fréquenter les amis de ses frères, Picasso, Eluard, Aragon, Ernst, Breton, Artaud, Man Ray, Paul Klee, Dufy, Braque... La liste est vertigineuse. Lors de son séjour en Indochine en 1935, Denise réalise ses premières photographies. Elle adopte le pseudonyme de Denise Colomb pendant la seconde guerre mondiale. Deux ans après l'armistice, Denise commence à saisir Artaud dans son objectif. Soit il accepte de poser pour son amie, soit elle capte sa fougue créatrice, immortalisant son visage torturé tel un cep de vigne et ses longues mains noueuses comme les troncs des figuiers. Ses grands doigts se prolongent parfois d'un fusain crayonnant le visage de Pierre ou de sa fille, Florence Loeb. Le Ministère de la Culture récupérera plus de 50.000 négatifs lorsque Denise Colomb cédera à l'Etat Français l'ensemble de son oeuvre en 1991, inestimable témoignage sur les responsables d'une partie de l'histoire de l'art. Digne et toujours coquette, Denise s'éteindra en 2004, quelques semaines avant ses 102 ans.




CAROLINE LOEB

Caroline Loeb est une incarnation moderne de Mistinguett et d'Arletty. Il est logique qu'elle leur clame une admiration fervente. Ni l'une ni l'autre pourtant n'a fréquenté la dynastie des Loeb. Lorsqu'Albert Loeb, fils de Pierre, se sentit atteint du virus paternel de l'art contemporain, il préfèra installer sa galerie à New York pour ne point souffrir des immanquables comparaisons. C'était aller vite en besogne. Les critiques d'art ne s'embarrassèrent pas de détails aussi insignifiants qu'un océan, tout Atlantique fût-il. Cette expatriation permit à Caroline de grandir au milieu des buildings, face à Central Park, de maîtriser parfaitement la langue anglaise, et de tomber raide dingue des musicals américains, "Le magicien d'Oz" en tête. Quand elle revint à Paris, l'adolescente manqua de défaillir face aux deux chaînes de télévision en noir et blanc, elle qui n'ignorait rien du zapping. Et les shows de Guy Lux supportaient difficilement la comparaison avec les étonnantes émissions "coast to coast" animées par Sinatra, Nat King Cole ou Jerry Lee Lewis.

En dépit de ces années en Amérique, Caroline Loeb demeure gouailleuse, parigote de bas en haut, où si l'on préfère, de Montmartre aux Catacombes. Prévert et Audiard auraient adoré. D'abord actrice, elle fit ses débuts aux côtés d'Isabelle Adjani et Francis Huster, apparaissant dans quelques films de James Ivory, Jacques Demy ou Adolfo Arrieta. Styliste, elle n'eût d'yeux que pour Kenzo et Gaultier avant d'enregistrer un album pour Michaël Zilkha, fondateur du label Ze Records puis le tube "C'est la ouate", refrain qui entêta au moins quatre des cinq continents. Se dirigeant vers la mise en scène, elle permit à Judith Magre d'accroître sa collection de Molière grâce à la pièce "Shirley" que Caroline adaptât des carnets de la peintre pointilliste Shirley Goldfarb. La chanson, c'était pour les autres désormais, ceux qu'elle dirgeait sur scène, les Lio, Viktor Lazlo, Michel Hermon, Weepers Circus ou autre Edwige Bourdy.

Les Loeb sont décidément nés pour festoyer aux meilleures tables. Un Bertrand Belin, une Elisa Point, un Marcel Kanche relevé de pointe de Weepers nappé d'une sauce Néry au Chet, et voici le menu idéal d'un nouvel album, la préparation d'un spectacle pour de nombreux convives et l'hommage rendu aux grands chefs des cabarets, cafés-concerts et autre music-hall du monde. Devrait-on dire aux chefesses puisque les coups de chapeau-claque s'adressent ici aux femmes de spectacle, Yvette Guilbert ou Régine, Madonna ou Birkin, Annie Cordy ou Joséphine Baker, de celles dont on dégustât la cuisine nouvelle en se pinçant le nez avant d'y succomber et d'en orner ad vitaem une carte de renommée mondiale.

Dans le train qui vous mènera dans les ruelles d'Avignon pour applaudir la Loeb dans "Mistinguett, Madonna et moi", n'oubliez pas d'emporter "Aimer ce que nous sommes", l'album de Christophe. De quoi voyager plusieurs fois.










mardi 1 juillet 2008

MORITURI TE SALUTANT



"Le disque se meurt. Vive la chanson!". Sur ces mots se conclut le post que l'ami Baptiste Vignol consacre aux albums à venir de Carla Bruni et de Julien Doré. Ce slogan est le nôtre. Celui de générations amoureuses du support physique, contraintes d'admettre sa disparition imminente. Ce constat ne nous empêche pas toutefois de succomber face à l'offre furibarde que représentent les sites légaux, les blogs persos et les initiatives de collectionneurs barjos. Grands consommateurs de musique, la toile décuple notre boulimie sans l'assouvir jamais puisqu'il devient possible de s'immerger dans des rivières inexplorées mises à jour par de généreux vétérans ou de découvrir de nouvelles sources ruisselantes sur les myspaces du monde entier.

Le prochain disque de Carla Bruni sera, probablement, le dernier album de chansons en langue française à même de générer, dans sa version non virtuelle, des droits d'auteurs jusque là réservés à Claude François, Mylène Farmer, Edith Piaf ou Jean-Jacques Goldman, héros récurrents du "Top Ten Export" des palmarès annuels de la SACEM. Fait doublement historique -il s'agit tout de même du premier disque enregistré par une femme de président de la République! - sa parution sonnera le glas des heures joyeuses de l'industrie phonographique. C'est ainsi. Son succès prévisible rassurera momentanément ceux qui refusent de tourner la page de l'histoire du disque. Carla Bruni permettra de reculer l'échéance. C'est une forme d'exploit en soi.



Le concept du support physique est apparut vers 1857, il y a donc 150 ans. Trente années de recherches furent nécessaires pour enfanter le cylindre, premier objet capable de restituer la voix enregistrée. Cinq encore pour imaginer le disque. Depuis lors, ces inventions ont engendré une industrie qui n'eût de cesse de chercher, de renouveler, d'améliorer. Un son toujours meilleur, des durées encore plus longues, des objets sans cesse plus beaux. L'aventure excitât les appétits. Pensez donc! Le XX° siècle devint le premier dans l'histoire de l'humanité à conserver intact les voix parlées et chantées de ses contemporains.
Rapidement associée au cinéma dont l'histoire est parallèle, cette révolution fit de nous les héritiers de cent années de témoignages audiovisuels de célébrités et d'anonymes. Pour la première fois, des civilisations n'ayant à leur disposition que l'oralité furent filmées et enregistrées, des événements historiques retransmis en direct ou pieusement recueillis par des micros et des caméras. La création se trouvât enrichie par ces découvertes et la musique sortit vainqueur de cette bataille d'ingénieurs : on peut aujourd'hui entendre une chanson de Mayol cent ans après qu'il l'ait gravée, assister à un concert d'Edith Piaf quarante ans après sa mort, écouter les pistes séparées d'un disque des Beatles ou percevoir le rythme des respirations de Chet Baker. Tout ceci, et plus encore, est désormais à notre disposition, d'un clic de souris sur un ordinateur ou un téléphone portable.


Aimerait-on parfois retrouver les plaisirs démodés, ceux que les gamins d'aujourd'hui ne connaîtront plus? Désirer fortement un disque et l'attendre avec impatience. Découvrir d'abord sa pochette et l'ouvrir soigneusement avant de le poser sur sa platine. L'user jusqu'au bout du saphir en rêvant d'un nouvel achat. Le ranger précieusement avec l'idée de se constituer une discothèque dont on est fier.

Et bien tout cela est terminé. Fini. Mort, et bien mort! En témoigne cet échange verbal entre deux adolescentes, surpris à une station de bus :

"-T'as vu le film sur Ray Charles hier à la télé?
- Non. J'connais pas trop en fait.
- Putain, c'est mortel ce qu'il fait ce mec. Si tu veux j'te télécharge l'intégrale."

L'intégrale de Ray Charles! Comme ça. D'un coup. Sans passer par les tubes, les premiers albums, les concerts mythiques, les versions alternatives, les trésors cachés au fond d'un opus méconnu. Directement l'intégrale, sans initiation. Quel courage.






Tandis que des mômes gavent leurs Ipod d'intégrales qu'ils n'écouteront probablement jamais, et nous punissent d'avoir été si peu pédagogues en ne leur enseignant pas la valeur de la chose enregistrée, une poignée de cinglés se réfugie vers le support physique avec une passion proportionelle à son extinction. Sur Ebay, les phonographes se négocient à prix d'or. Certains collectionneurs dépensent de petites fortunes pour acquérir des septante-huit tours (comme disent joliment nos voisins Belges) de Django Reinhardt ou de Suzy Solidor. D'autres dilapident leurs économies pour les pressages originaux de Serge Gainsbourg, les collectors de Johnny Hallyday ou les premiers maxi 45 tours de Mylène Farmer. Les sites marchands, à l'affût des marchés de niche, proposent désormais des platines USB pour graver en mp3 sa discothèque de vinyles, et certains éditeurs publient des livres entiers de reproductions des plus belles pochettes de 33 tours. Sans compter les fadas qui s'éreintent en sites majestueux consacrés à l'histoire de la chanson, offrant au plus grand nombre leur savoir impeccable et des trésors amassés durant de longues années (voir ci-dessous).

Continuons donc d'acheter des CD. Dans cent ans, ils seront les témoins de la fin d'une époque. Il n'est pas interdit que vos petits-enfants vous bénissent d'avoir investi quelques euros pour obtenir l'album de Carla Bruni dont on cherchera, peut-être, les différentes éditions un peu partout dans le monde...? "Le disque se meurt. Vive la chanson!" comme le dit si bien Vignol.



SITES HISTORIQUES DE REFERENCE :

Du Temps des cerises aux Feuilles mortes - Un site sur la chanson française de 1870 à 1945


Site consacré à l'histoire des personnages qui ont marqué la chanson, depuis l'époque du "café-concert" jusqu'au music-hall




Site répertoriant opérettes et comédies musicales avec navigation par auteur, compositeur, interprète, lieu, année, éditeur et oeuvre.