samedi 30 août 2014

Chanson engagée et public dégagé ?



Qu'il est bon de s'indigner! La chanson francophone résume à elle seule cette particularité que l'on appelle "l'exception culturelle" à la française. Il suffit de citer n'importe quel chanteur pour qu'une conversation bon enfant dégénère en pugilat. Ainsi, certains blogs essentiels comme "Mais qu'est-ce qu'on nous chante" (http://delafenetredenhaut.blogspot.fr/) ou "Nos enchanteurs" (http://www.nosenchanteurs.eu/) font-ils la part belle aux irritations de tout bord tout comme aux enthousiasmes débridés. Leur lecture est à chaque article propice à la controverse ou à la ferveur.

Signé par Michel Kemper, érudit de la chanson, insatiable découvreur et brillant polémiste, un récent article égratignant Pascal Nègre, PDG d'Universal, et Stromaë, cité bien malgré lui par le patron de sa maison de disques, m'encourage à participer au débat. L'espace réservé aux commentaires sur ce blog me paraissant peu indiqué pour nourrir la discussion, voici la réaction que m'inspire le libelle consultable ici :
http://www.nosenchanteurs.eu/index.php/2014/08/27/si-la-chanson-engagee-cest-stromae/

Cher Michel Kemper, chers enchanteurs,

J'aime ces débats passionnés. Ils alimentent la sève dont nous nous nourrissons. 
La chanson engagée est un vaste sujet qui englobe des réalités fort différentes. Je reste persuadé que nous tous, les amoureux de la chanson, ne devrions pas fustiger ceux qui contribuent à la promouvoir, à la produire et à la faire rayonner dans le monde.

Pascal Nègre est une icone médiatique dont les interventions sont souvent interprétées avec une certaine mauvaise foi. Après tout, pourquoi pas? Toutefois, Universal cette hydre au visage terrifiant n'est pas une entité constituée d'un bloc. Ses productions, son réseau de distribution, ses contrats de licences, permettent à de très nombreux labels indépendants de survivre dans un marché sinistré.
Le sémillant François Dacla, fondateur du label EPM, pour citer cet exemple opportun, aurait eu bien du mal à diffuser pendant des années les albums d'Anne Sylvestre, de Michel Bühler, de Jean Vasca, de Julos Beaucarne, de Michèle Bernard et de tant d'autres encore si Pascal Nègre ne lui avait tendu la main quand il en avait besoin. Idem pour le défunt Max Amphoux qui put produire Lo'Jo, Clarika ou De Rien grâce au soutien de la major. Ils sont innombrables ceux qui ont pu poursuivre leur carrière avec le soutien d'Universal dans des conditions décentes malgré une présence médiatique inversement proportionnelle à leur talent : Jean Guidoni, Juliette, François Hadji-Lazzaro, Arthur H, Jeanne Cherhal, La Grande Sophie, Brigitte Fontaine, pour prendre quelques exemples dans une liste vertigineuse.

A la rentrée, Universal va publier un coffret de 240 chansons de Mouloudji, entièrement remasterisées à partir des bandes originales. Cette entreprise s'effectuera probablement à perte, comme furent réédités certains albums de Mannick, Jacques Yvart, Roger Riffard, Maurice Fanon, ou Félix Leclerc, en dépit de toute logique économique, objets devenus depuis introuvables faute de public suffisant. Ne parlons pas de ces dizaines d'artistes de jazz, de musique contemporaine, de world (dont le fabuleux label "No Format") qui contribuent à la diversité de la création francophone et de la production française qui ne pourraient voir le jour sans le succès d'un Calogéro ou d'une Nolwenn Leroy.

Le drame aujourd'hui n'est pas dans l'industrie musicale. Elle continue de jouer son rôle, Universal en tête. Mais qui diffuse ces artistes? Qui les écoute? Qui relaie leurs créations? Les derniers albums de Francesca Solleville, Jean Vasca, Gilles Vignault, Bernard Ascal, Anne Vanderlove...etc, véritables pépites de géants incontestés de la chanson, sortent dans une indifférence crasse. Pas un quotidien national ne relaie leur parution, pas une radio nationale ne joue un seul de leurs titres, pas une télé, bien entendu, ne signale leur existence. A la parution du dernier album des Ogres de Barback, le très engagé "Vous m'emmerdez", même les radios de service public ont refusé d'en diffuser le moindre titre... . Le dernier groupe alternatif pouvant s’enorgueillir d’un immense écho populaire n'est autre que Tryo dont le titre "L'hymne de nos campagnes" a été matraqué par... NRJ!!!  Dans une version en public, qui plus est…

N'oublions pas les artistes de chanson francophone, cette mine d’or dont les paillettes s’éparpillent en Belgique, en Suisse, au Québec, aux Antilles, à La Réunion, dans plusieurs pays d’Afrique ou du Moyen-Orient, auteurs et musiciens dont nous ignorons presque tout dans l’hexagone, laissant ces créateurs défendre notre langue et souvent notre culture bien mieux que nous-mêmes.

Non, mes chers amis, le problème ne vient pas de Pascal Nègre. Il défend ses artistes avec la même fougue, du plus gros vendeur à la dernière signature obscure. Le problème vient de la diffusion qui s'obstine à regarder la création francophone en se pinçant le nez sitôt qu’elle ne revêt pas le costume glamour de la pop, qui jette les albums les mains gantées comme s'ils étaient contaminés par on ne sait quelle maladie contagieuse, qui, sans vergogne, ne se souvient du talent des créateurs qu'au moment de leur disparition, charognards criminels qu'ils sont, qui se donne bonne conscience en tolérant un Philippe Meyer, une Hélène Hazéra ou un Benoît Duteurtre à l'antenne. Pour combien de temps encore ? Peut-être est-ce à nous de nous réveiller? Peut-être est-ce à nous de nous engager davantage? Nous auditeurs, spectateurs, amateurs, amoureux de la chanson dans sa diversité. Nous avons chacun créé nos propres médias via les blogs et réseaux sociaux. Nous ne pesons pas lourd face aux blockbusters lancés à coup d’achat d’espaces publicitaires. Mais la chanson s’est toujours relevée des innombrables séismes qui jalonnent sa courte histoire.

Attaquer Pascal Nègre ou Stromaë me semble non seulement injuste mais suicidaire. Défendons la création quelle qu’elle soit et ceux qui y participent. La chanson francophone demeure l’essentiel de la production hexagonale parce qu’il existe des Pascal Nègre pour y croire et des Stromaë pour éviter à l’industrie de sombrer. C’est une chance incroyable. Nos amis européens en savent quelque chose eux qui n’ont plus le choix que de chanter en anglais pour la plupart. S’exporter ou mourir. La chanson francophone est appréciée partout,  on peut citer certains de nos artistes dans chaque coin du globe. Soyons fiers de ce patrimoine en régénération permanente et poursuivons le combat. La vraie chanson engagée, c’est nous.


Laurent Balandras