dimanche 31 août 2008

Vas-y Ginette! (1)

Las Vegas est une ville bâtie en plein désert. S'y produire, pour artiste de music-hall équivaut à admettre un déclin de popularité. Ce sont les USA, certes, mais loin des prestigieux Carnegie Hall, Madison Square Garden ou du mythique Max's Kansas City. Pour certains, Las Vegas offre l'illusion d'une carrière américaine, pour d'autre, il maintient le souvenir d'un prestige masqué par les dunes. Sitôt exclus des charts, Tom Jones, Elton John ou Barry Manilov fréquentent la scène des Palaces ravis d'afficher quelques noms connus noyés au milieu des attractions visuelles.



Lorsqu'en 2003, Céline Dion décide de s'établir quelques années au Ceasar's Palace, elle stupéfie son monde. Que l'on apprécie ou pas la chanteuse, nul ne peut contester son succès exceptionnel. Chaque album s'écoule, depuis 15 ans, à plusieurs millions de copies dans le monde, deux d'entre eux ayant même dépassés les 30 millions d'exemplaires. Elle est classée dans le Top Ten des meilleures ventes de disques de tous les temps, juste après Elvis Presley, les Beatles, Michaël Jackson, Abba et Frank Sinatra.

Céline Dion à Las Vegas sonnait ainsi le glas d'un parcours rondement mené. Les bus convoyaient des troupeaux de fans éplorés au pays des machines à sous, tandis que les rétifs aux vocalises de la québécoise se réjouissaient enfin du dénouement des aventures de "Céline et son René" (René Angélil, son manager et mari, pour les plus indécrottables). Les ventes très moyennes (entre 2 et 5 millions tout de même!) de ses derniers disques avaient finis par convaincre les plus sceptiques. L'affaire était pliée, au revoir madame et nos amitiés à la nombreuse famille.


C'était bien mal connaître ce binome redoutable, Céline et son René... En France, on se moque d'eux à imitateur déployé mais les boites de conseil en management du monde entier devraient en prendre de la graine. Cette fille ordinaire, pas jolie, dont le répertoire frôle souvent la faute de goût, saine de corps, aux antipodes des frasques de Britney Spears, déballant sa vie sans rechigner, habillée et coiffée comme si elle était sa propre mère, continue de vendre davantage de disques que Madonna, les Stones, Dylan ou James Brown... Mieux. On la croit entérrée vivante, elle renaît d'outre-tombe et propulse des générations de francophones, dont certains sont deux fois plus âgés qu'elle, au devant de la scène. C'est inexplicable et pourtant, cela se peut.


L'année 2008 célèbre le 400ème anniversaire de la ville de Québec, fondée par le navigateur français Samuel de Champlain sur les terres de cette Nouvelle-France découverte par Jacques Cartier au XVI° siècle. Nombre de festivités sont organisées en l'honneur de la ville Capitale. Une place importante est réservée à la musique et le concert de Paul McCartney fait figure d'événement. L'ex-Beatle parvient à réunir plus de 200.000 spectateurs le 20 juillet. Il se met dans la poche les défenseurs de la francophonie en parlant français, brandissant le drapeau québécois et revêtant une veste à fleurs de lys. Impossible de faire mieux, d'aller plus loin, d'organiser plus grand. Impossible? Sauf pour la Céline et son René!


Ce ne sont pas moins de 250.000 admirateurs qui envahirent les plaines d'Abraham ce 22 août 2008. Pour un soir, l'anniversaire de Québec est relégué au second plan, il s'agit là des retrouvailles entre l'enfant prodige et son pays. Céline Dion invite sur scène quelques uns des artistes majeurs du Québec tels Garou, Claude Dubois, Zachary Richard, Jean-Pierre Ferland ou Dan Bigras. Pour ce show 100% francophone, les médias québécois ont déployé des moyens monumentaux. Des reporters couvraient l'événement dans les coulisses, au milieu du public, jusqu'en hélicoptère!! (on pense aux ingénieurs du son pour qui sonoriser le concert dût déjà être une prouesse, ils ont certainement adoré l'hélico en plein spectacle!). Les journaux télévisés et la presse écrite consacraient leurs gros titres au retour de leur Céline trois jours durant. La star a accordé d'interminables interviews, évoquant les sujets les plus intimes avec un engouement inusité pour les maudits français que nous sommes. Impossible d'y échapper. Les cafés diffusaient le concert en direct, les conversations de rues tournaient autour des questions "Tu vas voir Céline?", "T'as été voir Céline?" ou encore "T'as pas été voir Céline?" avec l'air grave que l'on prend pour culpabiliser le petit-fils qui dédaigne la visite annuelle à sa mère-grand. Au lendemain du show, on ne parlait que du final (au Québec, on dit "la finale"), un moment d'anthologie. Céline Dion et Ginette Réno réunies pour la première fois en duo, s'époumonant sur le standard de Jean-Pierre Ferland "Un peu plus haut", conclut par les larmes de Céline entraînant celles du public en transe.


On n'avait pas vu ça depuis un certain soir de 1975, à Montréal, sur le Mont-Royal lors de la fête nationale. Ginette Reno avait chanté la même chanson de Ferland devant un parterre de 250.000 personnes.

Dans les années 60, le Québec vivait à l'heure du rock, du twist et du madison. Pléthore d'adolescents s'essayaient au métier d'artiste dans les cabarets de Montréal. Le groupe Les Baronets, créé par René Angélil, se forgeait une petite réputation en adaptant les succès des Beatles, tandis que Ginette Reno prouvait qu'on peut chanter "Tous les garçons et les filles" de Françoise Hardy en ayant du coffre. Dix ans plus tard, Les Baronets se séparèrent et René Angélil prit en main la carrière de Ginette Reno. Il exporta la chanteuse de Londres à Tokyo. Elle anima une émission sur la BBC, suivit des cours d'art dramatique à Los Angeles, donna des concers à Las Vegas (déjà)... Le concert du Mont-Royal signait l'apogée d'une carrière riche en rebondissements, jonchée de prix et récompenses. La France se laissa difficilement convaincre et Ginette Reno y entama une brève carrière dans les années 80. Au Canada, elle demeure l'une des artistes les plus populaires.

Oui, mais voilà. Pour les fans de Ginette, Céline est suspectée d'avoir détourné le René, de s'être accaparée la carrière triomphale promise à Ginette. L'élève a-t-elle vraiment dévoré le Maître? On imagine mal Ginette Reno sur le ponton du Titanic en train d'hurler "My heart will go on", l'image eût été par trop cocasse et les critiques faciles ("Qui a coulé le Titanic? Un Iceberg ou Ginette Reno?"). En revanche, vraie ou fausse rivalité, les deux tornades vocales n'avaient jamais unis leur vibrato. La guerre froide prenait donc fin là, devant le Québec entier et un Jean-Pierre Ferland jubilant comme un gosse à Noël, lui dont les français boudent encore l'oeuvre impeccable. Céline Dion a gagné un pari impossible. Elle l'a partagé et a ainsi permis à Ginette Reno de reconquérir son trophée de "Plus grande chanteuse canadienne vivante". Sans doute s'agissait-il d'un habile calcul mais on peut se poser la question de savoir quel artiste en France - s'il nous était donné d'engendrer une jeune star mondiale - irait sortir de leur retraite les monuments que sont Jean Ferrat, Guy Béart, Patachou, Mick Micheyl ou Jacqueline François? Ces vedettes ultra populaires ne méritent pas l'indifférence dans laquelle elles sont aujourd'hui plongées. Au Québec, on s'apprête à célébrer dignement les 80 balais de Gilles Vigneault. Depuis deux ans, il existe même un prix qui porte son nom. "Si tu voyais le monde au fond là-bas, c'est beau" (Ferland)




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