Qu'il est bon de s'indigner! La chanson francophone résume à elle seule cette particularité que l'on appelle "l'exception culturelle" à la française. Il suffit de citer n'importe quel chanteur pour qu'une conversation bon enfant dégénère en pugilat. Ainsi, certains blogs essentiels comme "Mais qu'est-ce qu'on nous chante" (http://delafenetredenhaut.blogspot.fr/) ou "Nos enchanteurs" (http://www.nosenchanteurs.eu/) font-ils la part belle aux irritations de tout bord tout comme aux enthousiasmes débridés. Leur lecture est à chaque article propice à la controverse ou à la ferveur.
Signé par Michel Kemper, érudit de la chanson, insatiable découvreur et brillant polémiste, un récent article égratignant Pascal Nègre, PDG d'Universal, et Stromaë, cité bien malgré lui par le patron de sa maison de disques, m'encourage à participer au débat. L'espace réservé aux commentaires sur ce blog me paraissant peu indiqué pour nourrir la discussion, voici la réaction que m'inspire le libelle consultable ici :
http://www.nosenchanteurs.eu/index.php/2014/08/27/si-la-chanson-engagee-cest-stromae/
Cher Michel Kemper, chers enchanteurs,
J'aime ces débats passionnés. Ils
alimentent la sève dont nous nous nourrissons.
La chanson engagée est un vaste sujet
qui englobe des réalités fort différentes. Je reste persuadé que nous tous, les
amoureux de la chanson, ne devrions pas fustiger ceux qui contribuent à la
promouvoir, à la produire et à la faire rayonner dans le monde.
Pascal Nègre est une icone médiatique
dont les interventions sont souvent interprétées avec une certaine mauvaise
foi. Après tout, pourquoi pas? Toutefois, Universal cette hydre au visage
terrifiant n'est pas une entité constituée d'un bloc. Ses productions, son
réseau de distribution, ses contrats de licences, permettent à de très nombreux
labels indépendants de survivre dans un marché sinistré.
Le sémillant François Dacla, fondateur du
label EPM, pour citer cet exemple opportun, aurait eu bien du mal à diffuser
pendant des années les albums d'Anne Sylvestre, de Michel Bühler, de Jean Vasca,
de Julos Beaucarne, de Michèle Bernard et de tant d'autres encore si Pascal
Nègre ne lui avait tendu la main quand il en avait besoin. Idem pour le défunt
Max Amphoux qui put produire Lo'Jo, Clarika ou De Rien grâce au soutien de la
major. Ils sont innombrables ceux qui ont pu poursuivre leur carrière avec le
soutien d'Universal dans des conditions décentes malgré une présence médiatique
inversement proportionnelle à leur talent : Jean Guidoni, Juliette, François
Hadji-Lazzaro, Arthur H, Jeanne Cherhal, La Grande Sophie, Brigitte Fontaine,
pour prendre quelques exemples dans une liste vertigineuse.
A la rentrée, Universal va publier un
coffret de 240 chansons de Mouloudji, entièrement remasterisées à partir des
bandes originales. Cette entreprise s'effectuera probablement à perte, comme
furent réédités certains albums de Mannick, Jacques Yvart, Roger Riffard,
Maurice Fanon, ou Félix Leclerc, en dépit de toute logique économique, objets devenus
depuis introuvables faute de public suffisant. Ne parlons pas de ces dizaines
d'artistes de jazz, de musique contemporaine, de world (dont le fabuleux label
"No Format") qui contribuent à la diversité de la création
francophone et de la production française qui ne pourraient voir le jour sans
le succès d'un Calogéro ou d'une Nolwenn Leroy.
Le drame aujourd'hui n'est pas dans
l'industrie musicale. Elle continue de jouer son rôle, Universal en tête. Mais
qui diffuse ces artistes? Qui les écoute? Qui relaie leurs créations? Les
derniers albums de Francesca Solleville, Jean Vasca, Gilles Vignault, Bernard
Ascal, Anne Vanderlove...etc, véritables pépites de géants incontestés de la
chanson, sortent dans une indifférence crasse. Pas un quotidien national ne
relaie leur parution, pas une radio nationale ne joue un seul de leurs titres,
pas une télé, bien entendu, ne signale leur existence. A la parution du dernier
album des Ogres de Barback, le très engagé "Vous m'emmerdez", même les
radios de service public ont refusé d'en diffuser le moindre titre... . Le dernier groupe alternatif pouvant s’enorgueillir
d’un immense écho populaire n'est autre que Tryo dont le titre "L'hymne de
nos campagnes" a été matraqué par... NRJ!!! Dans une version en public, qui plus est…
N'oublions pas les artistes de chanson
francophone, cette mine d’or dont les paillettes s’éparpillent en Belgique, en
Suisse, au Québec, aux Antilles, à La Réunion, dans plusieurs pays d’Afrique ou
du Moyen-Orient, auteurs et musiciens dont nous ignorons presque tout dans l’hexagone,
laissant ces créateurs défendre notre langue et souvent notre culture bien
mieux que nous-mêmes.
Non, mes chers amis, le problème ne
vient pas de Pascal Nègre. Il défend ses artistes avec la même fougue, du plus
gros vendeur à la dernière signature obscure. Le problème vient de la diffusion
qui s'obstine à regarder la création francophone en se pinçant le nez sitôt qu’elle
ne revêt pas le costume glamour de la pop, qui jette les albums les mains gantées
comme s'ils étaient contaminés par on ne sait quelle maladie contagieuse, qui,
sans vergogne, ne se souvient du talent des créateurs qu'au moment de leur
disparition, charognards criminels qu'ils sont, qui se donne bonne conscience en
tolérant un Philippe Meyer, une Hélène Hazéra ou un Benoît Duteurtre à
l'antenne. Pour combien de temps encore ? Peut-être est-ce à nous de nous
réveiller? Peut-être est-ce à nous de nous engager davantage? Nous auditeurs,
spectateurs, amateurs, amoureux de la chanson dans sa diversité. Nous avons
chacun créé nos propres médias via les blogs et réseaux sociaux. Nous ne pesons
pas lourd face aux blockbusters lancés à coup d’achat d’espaces publicitaires.
Mais la chanson s’est toujours relevée des innombrables séismes qui jalonnent
sa courte histoire.
Attaquer Pascal Nègre ou Stromaë me
semble non seulement injuste mais suicidaire. Défendons la création quelle qu’elle
soit et ceux qui y participent. La chanson francophone demeure l’essentiel de
la production hexagonale parce qu’il existe des Pascal Nègre pour y croire et
des Stromaë pour éviter à l’industrie de sombrer. C’est une chance incroyable.
Nos amis européens en savent quelque chose eux qui n’ont plus le choix que de
chanter en anglais pour la plupart. S’exporter ou mourir. La chanson
francophone est appréciée partout, on
peut citer certains de nos artistes dans chaque coin du globe. Soyons fiers de
ce patrimoine en régénération permanente et poursuivons le combat. La vraie
chanson engagée, c’est nous.
Laurent Balandras